Les notes s’élèvent sous ses doigts agiles et aguéris. A tout juste vingt et un ans, Constantin qui avait grandit dans la noble famille Delorme à Paris, était devenu un grand musicien. Un violoniste professionnel au talent reconnu dans toute l’Europe, un petit prodige de la musique classique. La chaconne de Jean Sébastien Bach, particulièrement difficile à jouer était exécutée sans la moindre faute par le jeune talent, qui n’avait encore commis aucune fausse note. Seul sur scène, avec son violon face aux spectateurs Constantin était comme dans un autre monde, plus rien ne comptait pour lui mis à part son instrument et l’émotion qu’il allait transmettre. Concentré sur son morceau, les yeux fermés il n’entendit même pas le plafond de la salle commencer à craquer dangereusement, ni même les cris d’effrois des spectateurs. Un lustre, sans doute ancien et assez mal fixé était en train de littéralement lui tomber dessus.

Le choc fut rapide, brutal, vif. Il ne put même pas réagir, son corps tombait lourdement au sol, accompagné par le fracas du vieux lustre en cristal. La nuque brisée du premier coup par le poids de l’objet, personne n’aurait pu le sauver. C’est ainsi que Constantin mourût, lui qui à vingt et un ans avait encore toute la vie devant lui. Il allait se marier le mois suivant à celle qu’il aimait depuis maintenant déjà quelques années, la jolie Candice. Il l’avait connue à Londres dans une soirée où il était arrivé un peu par hasard. Lui le petit Frenchy fraîchement débarqué de Paris pour venir s’installer à Londres quelque temps. Constantin Delorme, un musicien classique qui n’avait pas vraiment le look de l’emploi avec ses tatouages et ses fringues troués. Elle avait ri d’ailleurs, quand il avait dit être violoniste professionnel. Elle ne l’avait pas cru. Sans doute le voyait-elle plutôt jouer dans un groupe punk que dans un costume tiré à quatre épingles à l’Opéra. Alors il avait ri et avait répondu « Si, je suis vraiment violoniste professionnel. Je te jouerai quelque chose si tu veux. »
Sous le charme de cette jolie blonde il lui avait donné rendez vous dans le Hyde park de Londres quelques jours plus tard et avait joué pour elle. Les badauds s’étaient aussi arrêtés pour l’écouter, pensant que c’était un jeune qui faisait la manche pour quelques sterlings. Il lui avait sorti de grand jeu, lui jouant un air de Mozart quasiment sous les fenêtres de Buckingham. Si la musique Classique n’est pas très appréciée de nos jours Delorme avait ce don de la rendre accessible aux gens, de les émouvoir avec son instrument et de donner la chaire de poule à n’importe quel adolescent en jogging fan de rap.

Les choses se firent assez rapidement. Le coup de foudre entre les deux jeunes gens était mutuel, si bien que tout se fit de la manière la plus naturelle possible. Ils s’installèrent ensembles, achetant une jolie petite maison en plein cœur de Londres dans les beaux quartiers. La grande vie, de l’argent, de l’amour et toujours la musique classique… Constantin était l’homme le plus heureux du monde, avait une petite vie parfaite. Un soir d’été, en rentrant du restaurant pile poil deux ans après leur rencontre il lui avait demandé de s’asseoir là, sur ce banc. Le même où elle s’était assise deux ans plus tôt pour l’écouter jouer. Il avait pris son violon et avait joué sans hésiter un air des noces de figaro. Candice se demandait certainement encore ce que son petit ami allait faire, ce qu’il avait derrière la tête pour jouer du violon à une heure pareille dans le hyde park en sautillant gaiement et en rigolant. Essoufflé après avoir joué en gambadant comme un cabri il s’était mis à genoux, l’avait regardée longuement, caressant sa joue avec un air naïf. Elle était belle, sa chérie. Avec ses airs de poupée, ses jolis cheveux blonds comme les blés et ses grands yeux bleus. « Tu veux m’épouser ? »
Tapioca avait sorti ça comme ça, sans trop réfléchir avant de tendre et d’ouvrir assez maladroitement une petite boite avec une jolie bague. Elle avait dit oui, bien sur. Tout était parfait décidément dans la vie du Français…. Il allait se marier à la femme qu’il aimait et peut être bientôt devenir père pour la première fois. Tendre et dévoué à sa reine, prêt à tout pour la rendre heureuse c’était un homme doux et attentif, toujours là pour elle. Du moins… Jusqu’à ce que ce maudit lustre mette fin à leur amour.

Constantin, pas vraiment croyant malgré l’éducation catholique qu’il avait reçue dans sa famille s’était parfois demandé ce qu’il y avait après la mort. Si le paradis et l’enfer existaient, si c’était tout simplement le néant et le noir total, ou bien si l’on se réincarnait. Mais ce n’était rien de tout ça. Et dieu, il existait finalement ou pas? Il aurait certainement ces réponses un peu plus tard, puisqu'il était mort. Il avait senti le choc sur sa nuque, avait entendu le bruit sinistre de ses os qui craquaient sous le poids du lustre. Et puis, il n'était pas idiot et connaissait l'Opéra de Londres comme sa poche. Jamais il n'avait vu un tel endroit là bas... Ses parents, qu'est-ce qu'ils allaient en penser? Ils allaient surement être triste et toute la bonne société de Paris serait au courant qu'il était mort de manière idiote à cause d'un foutu lustre mal fixé au plafond de l'Opéra. Peut-être même qu'ils seraient poursuivit en justice pour homicide involontaire? Après tout peu importe, il était mort et cette procédure ne le ramènerai pas à la vie. Au fond de ce terrier, son violon à la main il s’était épousseté avant de regarder autour de lui un peu sonné. A ses pieds, un drôle de cheval bâton surmonté d’un crane. Sans trop savoir pourquoi, poussé par son instinct le violoniste s’abaissa pour le prendre dans ses mains.

C’est ainsi que Delorme arriva à Wonderland, et se laissa peu à peu gagner par la folie. Il était loin, le jeune homme heureux et tendre, désormais il était devenu complètement fou. Sadique, manipulateur prêt à tout pour sauver sa peau dans ce monde cruel. Obsédé par le moindre petit détail imparfait, car sans doute voulait-il retrouver sa petite vie bien rangée d’avant. Candice lui manquait, et même les thés du chapelier fou ne l’aidaient pas à oublier sa belle. Dans certains instants de lucidité il se demandait si elle avait refait sa vie. Ou bien si elle le pleurait. Ou peut être qu’elle était là, elle aussi ? Il l’avait cherchée pourtant, quand il était aveuglé par la rage, les doutes et l’incompréhension. Tuant sans hésiter toute personne se mettant en travers de son chemin. Il avait parcouru Wonderland de long en large et en travers mais sans succès. Personne n’avait vu Candice, il n’y avait aucune trace d’elle ici. « Où est-ce qu’elle est ? Je veux la retrouver, on doit se marier en Juin. C’est quand Juin d’ailleurs ? Je veux ma chérie. C’est la plus jolie, vous savez ? Même ici à Wonderland j’en suis sur et certain que c’est elle la plus belle. »