♦ 1919, Chez les Blanchard
« Sois plus souple sur tes pieds, ma puce ! » Une voix douce, chaude, amicale, réconfortante et maternelle. Caroline connaissait parfaitement cette voix. C’était celle qui lui lisait des contes avant d’aller dormir il y a encore un an, celle qui lui avait fait connaître la danse, celle qui l’accompagnait depuis toujours. Elle pouvait la reconnaître entre mille et cette voix-là, elle le savait, était toujours bienfaitrice. Aussi, Caroline choisit naturellement de l’écouter. Elle s’asseya par terre, frotta ses pieds, les fit bouger dans tous les sens, tendit ses pointes, les détendit, elle fit les exercices d’assouplissement que sa mère lui avait conseillé la dernière fois. Lorsqu’il s’agissait de danse, Caroline était très consciencieuse. Elle aimait danser plus que tout au monde. Bouger au son de la musique, s’exprimer en mouvements, tournoyer sur elle-même, elle ne pensait qu’à ça. Triste comme heureuse, Caroline était toujours d’humeur dansante. Rien au monde ne pouvait lui enlever le goût de la danse. C’était son échappatoire à elle. Certains étaient doués pour le dessin, d’autres pour le chant, elle c’était la danse. Et à ses yeux il n’y avait aucun moment privilégié pour danser. Ca pouvait être la veille de Noël comme un samedi après-midi ou un mardi matin, il suffisait de le vouloir. Aussi, il n’était pas étonnant que ce jour-là, après l’école, sa mère et elle eurent déplacés les meubles du salon pour faire une piste de danse improvisée. La mère de Caroline était autrefois danseuse. Elle avait elle-aussi ce talent, cet amour de danser. Seulement sa carrière avait dû s’arrêter bien vite après un accident qui lui diminua considérablement la mobilité de sa jambe gauche. En effet, suite à une mauvaise réception lors d’un spectacle, Amalia s’était déchiré les ligaments croisés et ne pouvait donc plus espérer re-danser comme auparavant. Sa carrière était finie. Brisée à ses débuts. Brisant par la même occasion une partie d’elle. Lorsqu’elle comprit que sa fille possédait le même intérêt, loin d’être effrayée, angoissée ou même contre cette idée, elle l’avait encouragée. Dès que Caroline dansait sa mère avait les yeux qui brillaient de fierté. Elle n’hésitait d’ailleurs pas à lui donner des conseils, à la coacher, sans non plus se montrer tyrannique et excessive. Elle ne voulait pas que sa fille danse en étant stressée et oppressée par des règles de conduite. La danse devait rester un plaisir.

Ayant fini de masser ses phalanges, la jeune Caroline s’assit en tailleur devant sa mère et l’observa avec un air boudeur. Elle n’arrivait pas encore à se mettre sur ses pointes comme le faisait les danseuses étoiles et ça l’agaçait. Elle voulait y arriver, elle était déterminée. Et du haut de ses sept ans elle savait parfaitement ce qu’elle voulait faire plus tard : consacrer sa vie à danser, se faire connaître, devenir une danseuse exceptionnelle et danser, danser, danser encore. « Il ne faut pas renoncer ma chérie. Lorsqu’on se heurte à quelque chose de difficile on doit toujours continuer. » Amalia prit sa fille dans ses bras et la remis debout, lui déposant au passage un baiser sur le front. La petite, un sourire ravi sur le visage, se mit alors au centre de salon, enchaîna quelques pas qu’elle maîtrisait bien, puis tenta de se mettre sur ses pointes. Elle n’était pas très assurée, son corps frêle tremblait comme si elle allait chuter d’une minute à l’autre, mais elle serrait des dents… avant de chuter. Lorsqu’elle tomba sur les fesses, au lieu de pleurer, elle se mit à rire de bon cœur. Elle avait mal au derrière, oui, mais elle s’en fichait. Elle avait déjà eu d’autres bleus, ce n’était pas la première fois qu’elle tombait et ça ne serait surement pas la dernière.

Alors qu’elle voyait sa mère rire aussi, Caroline se figea comme une statue en entendant le ronron d’un moteur de voiture se rapprocher. Aussitôt, elle s’élança vers le canapé, grimpa dessus comme un petit félin et observa de la fenêtre son père sortir de l’engin pour rentrer à la maison. Il allait encore faire une tête désespérée en voyant qu’elles avaient tout déménagé mais… il ne dirait rien. Même s’il ferait une réflexion, au fond, il ne serait pas en colère. Il aimait voir sa femme et sa fille s’amuser et danser. Souvent, il prenait Caroline dans ses bras et la faisait tournoyer dans les airs, ou alors il dansait avec elle dans la cuisine quand elle venait l’embêter alors qu’il lisait le journal.

♦ 1932, Paris, Cabaret d'Hiver
Perchée sur ses talons hauts, légèrement vêtue, Caroline dansait devant une assemblée de spectateurs – pour les trois-quarts masculins – entourée d’autres filles comme elle que les clients observaient se déhancher de haut en bas. Mais cette situation ne la dérangeait pas plus que ça. Bien sûr elle avait sa pudeur et si son costume de scène avait été plus dénudé et les clients plus pressants, elle aurait refusé le poste. Mais lorsqu’on commence à danser à Paris, on ne peut pas devenir une étoile du jour au lendemain. A son arrivée dans la capitale, Caroline avait trouvé ce travail de danseuse dans un cabaret. N’ayant pas assez d’argent pour louer un studio sur une longue durée, elle avait dû accepter en attendant de trouver mieux. U.C.


♦ Wonderland, la serre des cauchemars de la Reine Blanche


♦ Wonderland, les loges de la Sirène Mutilée